Le comédien et réalisateur Xavier Legrand, César du meilleur court métrage 2014, a répondu précisément à nos questions. Accrochez-vous bien… témoignage d’un homme éclairé !
Nous avons rencontré Xavier Legrand lors de la sortie du film qu’il a réalisé : Avant que de tout perdre. Il nous a impressionnés par son implication contre les violences conjugales, sa compréhension de la mécanique de l’emprise et son envie de changer les mentalités.
.
Tout au long du film, nous sommes aux côtés de cette femme, nous tremblons et espérons qu’elle arrivera à s’enfuir avec ses enfants. Vous montrez sa détermination et son courage. Voici une image qui change du tableau que l’on dresse de la femme violentée, fragile et inconstante. Qui vous a inspiré le caractère de votre héroïne ? Avez-vous fait des recherches sur le sujet ?
J’ai écrit le scénario d’Avant que de tout perdre après m’être longuement renseigné sur les violences conjugales. J’ai épluché beaucoup de documentaires, fictions, témoignages et reportages afin de comprendre exactement la situation dans laquelle se retrouvent les femmes victimes de ce genre de violence.
La violence conjugale est un sujet très difficile et très complexe parce que c’est une violence qui est cachée tant par l’auteur des violences que par sa victime. Isolée, stigmatisée, sidérée, dépossédée de son raisonnement, vampirisée par celui qu’elle aime et qui la terrorise, la victime minimise souvent les violences qu’elle a subies, voire les dénie, sans doute pour y survivre.
Beaucoup de fictions qui mettent en scène une femme victime de violence conjugale montrent toujours une femme fragile, craintive, les yeux cernés, tremblotante, tétanisée à outrance, presque comme un animal meurtri. Dans mon film, j’ai voulu bousculer les idées reçues et montrer ces femmes telles qu’elles sont réellement : les meilleures actrices du monde qui peuvent taire et garder des années de violences conjugales dans le plus grand secret, même de leur entourage proche.
C’est cela qui m’a semblé le plus important et le plus terrible à montrer : le poids du silence que la société leur fait porter. C’est cela qui fait froid dans le dos. Donc oui. Pour partir, pour briser ce silence assourdissant, il faut beaucoup de courage et de détermination.
.
Cette femme, jouée par Léa Drucker, cache sa peur. Ce sont les enfants qui l’expriment intensément. Le film nous montre ainsi que, plus que des témoins, les enfants sont des victimes directes des violences conjugales. Ce sujet est peu pris en compte par notre société (justice, éducation…). Qu’en pensez-vous ?
La justice ne considère pas ces enfants comme des victimes puisque la violence n’est pas dirigée vers eux. De plus, le terme « d’enfants exposées aux violences conjugales » est une édulcoration redoutable. Tant que la justice dissociera la « conjugalité » de la « parentalité », tant que la justice considérera qu’un mauvais mari n’est pas forcément un mauvais père, ces enfants seront toujours en danger.
Je considère qu’un père qui bat la mère de son enfant n’est pas un bon parent. Cela est également valable dans l’autre sens : une mère qui frappe le père de ses enfants n’est pas un bon parent. On ne peut pas être un bon parent quand on assujettit son enfant à un spectacle aussi traumatisant, et cela, la justice ne le prend toujours pas en compte dans ses décisions.
.
Nous voyons, dans le film, qu’il faut du temps pour partir, de l’organisation, de l’aide. C’est pour cela qu’il peut être important de rencontrer une association spécialisée, ce que peu de femmes victimes font. Comment rendre, selon vous, la porte des associations plus facile à pousser ?
Il faut comprendre que d’année en année, le quotidien de ces femmes s’est transformé en un cercle vicieux qui ne se concentre que sur le fait d’éviter cette violence, de la cacher, de la contourner tant que possible, de tout faire pour empêcher de la déclencher chez celui qu’elles redoutent. Elles sont devenues leurs sujets. C’est sans doute cela qui freine beaucoup ces femmes à pousser la porte d’une association : elles craignent que leur conjoint ne l’apprenne ou ne le découvre. Redoutant leurs représailles, elles préfèrent donc ne prendre aucun risque et renoncer.
Pour qu’une femme victime de ces violences réussisse à pousser la porte d’une association, c’est qu’il y a déjà une prise de conscience chez elle, quelque chose qui se réveille, une sorte d’alerte qui fait qu’elle commence à sortir de cette tétanie et de cet assujettissement. Si ce déclenchement ne s’opère pas en elle, si elle ne prend pas conscience qu’elle n’est pas un sujet, mais un individu qui ne mérite pas le sort qu’il subit, il sera malheureusement très difficile pour qui que ce soit de la convaincre de faire cette démarche.
.
Dans le film, le directeur du supermarché connaît bien les démarches à effectuer en cas de violences conjugales. Or, quand nous démarchons les entreprises pour leur proposer des formations ou des sensibilisations, beaucoup nous rétorquent que ce sujet appartient à la sphère privée et ne les concerne pas. Qu’en pensez-vous ?
C’est sûr que les chefs d’entreprise n’ont pas à gérer les problèmes de couple de leurs employés. En revanche, ils se doivent d’être au courant des démarches à suivre lorsqu’il y a une rupture de contrat avec un de leur salarié en cas d’éloignement géographique pour cause de violence conjugale, comme c’est le cas dans mon film. Rappelons que la violence conjugale est un délit. Aujourd’hui, en France, une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint. À ce stade, ce ne sont pas des problèmes intrafamiliaux, mais bien des problèmes de société.
Pour répondre à votre question, je crois que c’est malheureusement à la convenance de chacun. Il y a deux cas de figure : certains chefs d’entreprise sont des citoyens avant d’être des dirigeants, d’autres sont surtout des dirigeants avant d’être des citoyens. Force est de constater que notre société a forgé davantage le deuxième type de chefs d’entreprise.
.
Dans une interview, vous avez mentionné que le film s’était réalisé facilement, avec l’adhésion de la production, des acteurs. Pourtant, alors qu’Obama parle des violences conjugales aux Grammy Awards, que des actrices ou chanteuses comme Rihanna ou Halle Berry abordent le sujet ouvertement aux États-Unis, en France, c’est l’omerta. Pourquoi ?
La violence conjugale est un sujet qui est très tabou, car il questionne les fondements de notre société. La dénoncer, c’est bousculer et remettre en question des modes de vie basés sur la domination masculine, l’influence de la virilité et l’empreinte de l’illégitime et poussiéreux patriarcat. Il suffit de constater les faits : peu d’hommes en parlent, peu d’hommes se sentent concernés par ce fléau. Ils laissent le soin aux femmes de tenir le flambeau. Cela est vérifiable aussi dans les violences conjugales où les victimes sont des hommes. Le sujet est enterré sous le poids assommant d’une société qui ne peut considérer qu’un homme puisse être dominé par une femme.
Je pense fondamentalement que le coeur du problème est là : les violences conjugales sont des problèmes de société, d’éducation, de culture. C’est un phénomène qui est transgénérationnel et qui n’épargne aucune classe sociale, économique ou professionnelle. Tant que ce ne seront que certaines femmes qui les dénonceront, et que les hommes ne se prononceront pas, les violences conjugales seront toujours identifiées que comme des problèmes de femmes et donc non prioritaires aux yeux d’une société qui, même si elle revendique l’égalité des sexes, n’a pas toujours envie d’évoluer pour conserver des schémas familiaux stéréotypés et rassurants.
Peut-être est-ce cela que les personnalités influentes américaines ont compris par rapport aux françaises en communiquant ouvertement sur des sujets aussi sensibles ? Elles ont compris qu’en tant que personnalités publiques, elles ont aussi le pouvoir et le devoir d’essayer de faire évoluer les mentalités.
.
Que diriez-vous à une amie, un frère, une collègue, un patron d’une victime de violences conjugales (psychologiques ou physiques), inscrit à la newsletter, qui vous lit en ce moment ?
Si vous êtes ici, c’est que vous détectez que la situation dans laquelle se trouve votre amie, soeur, collègue ou employée n’est pas normale. Vous avez raison : rien au monde n’autorise ou ne justifie le fait qu’une personne puisse en frapper une autre. Et pas davantage l’amour.
Ce n’est pas parce qu’un homme est un conjoint qu’il a le droit de frapper sa conjointe. Ce n’est pas parce qu’un homme est un père qu’il a le droit de frapper la mère de ses enfants. Personne ne vous en voudra de défendre ces valeurs. Bien au contraire. Alors, ne doutez plus, et agissez. Ce n’est pas seulement un problème de couple, c’est un problème de société qui vous concerne directement.
.
Le court métrage « Avant que de tout perdre » a reçu de nombreux prix au Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand en 2013, le César du meilleur court métrage en 2014 et fut également nommé aux Oscars. Sur quoi travaillez-vous, aujourd’hui, en tant que réalisateur et comédien ?
Je continue avant tout mon activité d’acteur. J’ai joué dans Auto-accusation, un seul en scène écrit par le dramaturge autrichien Peter Handke, mis en scène par Félicité Chaton du 3 au 6 novembre 2015 à 19h00 au Théâtre de La Loge à Paris. Je serai par la suite à nouveau sur les planches dans une pièce adaptée d’un roman de Léon Tolstoï.
Pour ce qui est de mon activité de réalisateur, je prépare un long métrage sur le thème de la famille dont le tournage est prévu pour 2016. Et bien sûr, dès que mon emploi du temps me le permet, je continue de présenter mon film Avant que de tout perdre dans le cadre des projections organisées par des associations.
Plusieurs projections ont d’ailleurs été organisées en France le 25 novembre à l’occasion de la « Journée Internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. »
.
→ Si vous avez envie de visionner le court-métrage, rien de plus facile, téléchargez-le sur iTunes : le film (2,49 euros l’achat).
.